CHAPITRE VI
Tout l’horizon céleste était barré par l’immense tache de la nébuleuse. On eût dit quelque immense oiseau aux ailes incommensurables qui s’étendaient sur l’infini stellaire, occultant en de nombreux degrés le flamboiement des astres.
L’astronef syrax en était encore à une distance appréciable. Mais la vision se faisant déjà à l’œil nu, la fièvre montait à bord.
Les Syrax avaient conscience de l’importante mission qui leur avait été confiée. Les Terriens, eux, attendaient leur heure, stimulés par Éric qui jouait la dernière carte.
Quant aux Klis, leur mental limité ne leur permettait pas de subir le voltage qui passait sur les humanoïdes. Ils étaient égaux à eux-mêmes, passifs, obéissants, susceptibles cependant en permanence de quelque avanie, si le désir vampirique d’air les prenait. Les Syrax palliaient cette boulimie en leur permettant, à certains moments, de se repaître en aspirant le contenu d’appareils à oxygène. Mais on estimait généralement que pour cette race abrupte un tel traitement n’avait pas la saveur du même oxygène absorbé à partir de poumons humains.
Éric avait subtilement mené son plan. Ainsi, feignant de s’incorporer étroitement à l’équipage, le cosmotimonier Filler s’était lié avec les pilotes syrax. Il paraissait fort intéressé au fonctionnement du vaisseau spatial, d’un type bien différent de ceux sur lesquels il lui avait été donné de naviguer. Filler, dans le cycle des desseins du jeune savant, était certainement le plus enragé, sentiment que partageait son amie Florane.
Ysmer se félicitait de sa collaboration avec les médecins syrax. Lui aussi attendait l’heure fatale. On risquerait le tout pour le tout, mais l’étudiant, encore qu’il connût des instants charmants avec Syrax XIII, était décidé à perdre la vie plutôt que de finir ses jours parmi ces gens-là.
Yal-Dan demeurait impassible. Karine de plus en plus nerveuse au contraire et Éric s’efforçait de la calmer :
— Tu verras, tout ira bien ! Nous nous en sortirons !
— A quel prix !… Et puis… ensuite…
— N’ai-je pas tout prévu ?
— Il peut y avoir une faille, au dernier moment…
Éric, très maître de lui, apaisait sa maîtresse d’une caresse. Mais en fait, il ne se dissimulait pas que son plan était démentiel, désespéré. Il promettait le salut à ses coplanétriotes, au moins une chance de salut. En fait, il importait avant tout à ses yeux d’interdire définitivement aux Syrax de conserver pour eux le secret des ondes infernales.
Maintenant, à une vitesse effarante, l’astronef piquait vers la nébuleuse. Il était convenu qu’on éviterait de s’y précipiter et qu’à distance d’une demi-année-lumière environ on croiserait, et les grandes expériences commenceraient.
Tout d’abord, on agirait en utilisant le cerveau d’un ou deux Klis. Par la suite, ces essais ayant surtout pour but d’effectuer un réglage dans la zone avoisinant immédiatement ce miroir géant qui stoppait inexplicablement les ondes temporelles, les humains se livreraient à leur tour à l’action des appareils catalyseurs.
Déjà, on avait testé les appareils. La proximité du fantastique réflecteur devait donner des résultats exceptionnels. Encore que le laboratoire reconstitué ne fût pas absolument parfait, avec ce qu’il était convenu d’appeler les moyens du bord Éric pouvait promettre aux Syrax de commencer à déchiffrer, en se servant de quelques cerveaux évolués, une partie considérable de l’histoire du monde.
Syrax I et ses assesseurs semblaient passionnés. Ils félicitaient le jeune savant terrien, s’évertuaient à rendre la vie agréable à ses compagnons. Tout le monde paraissait avoir oublié le conflit d’origine, la catastrophe de l’Inter, sans compter la mort atroce du professeur Baslow, le véritable génie qui avait mis au point la captation et l’utilisation de ce radar cosmique.
On parvint enfin au stade approximativement fixé pour stopper la progression vers la nébuleuse. On pouvait maintenant la voir dans sa majestueuse, dans son effrayante splendeur.
Une sorte de nuage géant, qui, vu du malheureux petit vaisseau spatial perdu devant sa grandeur, montrait des volutes sombres mystérieusement trouées d’éclairs livides, d’échappées évoquant on ne sait quels gouffres, quels abîmes d’au-delà. Et pourtant, dans ce chaos d’obscurité et de lumière blafarde venaient se briser les échos visuels et sonores de tout, ou peut-être d’une part seulement de ce qui se déroulait de planète en planète, d’univers en univers, depuis l’instant ineffable où avait commencé ce qui est.
Syrax et Terriens contemplaient, saisis d’horreur sacrée, cette sphère inconnaissable, miroir, réflecteur, écran, main fantastique qui se divertissait à recevoir les remugles des humanités pour les arrêter dans leur course vers l’infini.
Effectivement, à plusieurs reprises, certains passagers de l’astronef avaient été visités par les spectres, et ce sans l’apport d’aucune installation.
C’était sans doute ce qui s’était passé pour le premier navire spatial égaré dans cette zone généralement hors de toutes les routes célestes connues, et dont l’équipage avait été hanté, surpris et traumatisé par cette incroyable révélation.
On décida donc de s’éloigner quelque peu sur le conseil d’Éric. Comme à l’accoutumée, les Syrax l’écoutaient scrupuleusement. Il importait, préconisait-il, de se garder d’être saisi dans le déferlement anarchique des faisceaux ondioniques, capables de déverser soudain sur les humains le reflux géant constituant le plus formidable des films, traitement auquel sans doute nul d’entre eux n’eût résisté mentalement.
L’astronef commença donc à évoluer un peu en retrait de la position initiale.
Et les expériences commencèrent.
Deux fois on essaya avec les Klis. Si les résultats furent satisfaisants, du point de vue purement technique, par contre les malheureux sujets n’y prirent apparemment aucun plaisir. Tout d’abord les images captées par eux demeurèrent nettement insuffisantes ainsi qu’il avait été constaté lors des premiers tests. D’autre part, il s’avérait que les ondes leur étaient redoutablement nocives et agissaient sur leur psychisme. Un comportement frénétique s’ensuivait, lourd de conséquences.
Cette fois il fallait un humain. Ysmer se proposa bravement.
Les Syrax parurent touchés de cette bonne volonté. Éric et les deux jeunes femmes utilisèrent donc l’étudiant. Les Syrax étaient fortement attentifs au résultat.
Ce fut probant : Ysmer leur fit revivre, en projection sur un écran, une grande partie de sa propre vie et à peu près tout ce qui s’était déroulé depuis les premiers soubresauts qui avaient ébranlé l’île spatiale.
Il n’y manqua même pas l’agonie de Baslow. On regarda cela avec le plus grand intérêt, on écouta aussi car, une fois encore, la subtilité de ces ondes fantastiques allait jusqu’à la phonie. Le film était synchronisé de façon parfaite, encore que ni Éric, ni précédemment Baslow lui-même, n’avaient pu déterminer quelle était exactement l’origine de cette « bande sonore » si étroitement liée aux visions.
Mais, ainsi que le disait Éric, puisqu’on devait bien admettre le reflet visuel, il fallait accepter parallèlement l’écho sonore inhérent.
Ensuite ce fut le tour de Florane. La sympathique jeune femme était, elle l’avouait elle-même, poussée par le démon de la curiosité. Ce ne fut cependant pas sans une certaine émotion qu’elle se livra à l’expérience. Mais ce fut un succès et on constata avec satisfaction qu’un cerveau féminin était susceptible de renvoyer une foule d’images, avec sons adéquats, du plus vif intérêt.
Après cela, Ysmer et Florane eurent droit à un temps de repos, l’utilisation du cortex pour capter, sérier et retransmettre les ondes infernales ne s’effectuant pas sans une assez forte lassitude.
Les Syrax, gens fort bien outillés, filmaient chaque émission ainsi obtenue, si bien que par la suite il était loisible de reprojeter les films et de les étudier strictement.
Éric commença à envisager, à faire admettre aux Syrax, le véritable but de la recherche, à savoir des projections obtenues par des cerveaux préalablement conditionnés sur tel ou tel sujet d’intérêt historique. On devenait petit à petit maîtres des ondes, si bien que ce que le jeune savant appelait la lecture du grand livre de l’histoire allait devenir une réalité.
Pour ce faire, on commença à établir un programme basé à la fois sur la chronique de la Terre, celle du monde des Syrax, celle des planètes connues. Il y avait des volontaires terriens et syrax, qui les uns après les autres se soumettraient à la détection et, on le souhaitait du moins, parviendraient ainsi à projeter des scènes importantes s’étant déroulées dans tel ou tel univers. Tous les espoirs devenaient permis.
Les Syrax exultaient et Éric pouvait penser les avoir totalement circonvenus.
Ce qui ne lui interdisait pas de songer à en finir avec eux.
Il profita d’un moment de repos, après une séance particulièrement intéressante à laquelle s’était soumise Syrax XIII, l’amie d’Ysmer. Cette fille avait, dans son univers, particulièrement étudié l’histoire et elle avait retransmis des visions sonorisées, étrangères aux Terriens mais du plus haut intérêt pour ses coplanétriotes.
Insensiblement, les Terriens prenaient les places à eux assignées par Éric en vue de la folle tentative prévue.
Ainsi Filler se tenait dans le poste de pilotage, continuant de s’initier à la technique syrax, en compagnie de deux copilotes. Ysmer était dans les parages, sous prétexte de donner quelques soins à un Syrax malade. Marts, bien entendu, suivait Éric comme son ombre, prêt à tout. Yal-Dan et Karine avaient elles aussi des gestes bien précis à accomplir.
Seule Florane continuait son travail de ménagère des Terriens, mais cette attitude avait précisément pour dessein de donner le change. Quand le déclenchement aurait lieu, elle serait prête à les rejoindre, le lieu de ralliement étant la cabine des timoniers et astronavigateurs.
Tout se déroula simplement. Plusieurs Klis, menés par les trois Terriennes, devaient agir à leurs ordres. On pensait que cela réussirait, les sous-humains qu’ils étaient étant de plus en plus subjugués par les extra-Syrax.
Et Éric donna le signal.
Avec, Yal-Dan, Karine, Marts et Ysmer, il bondit dans le poste où se trouvaient déjà Filler avec les deux Syrax.
En un clin d’œil ils avaient désarmé les deux hommes et les maîtrisaient lorsqu’une voix éclata dans un interphone :
— Inutile, Éric Verdin ! Votre plan était purement démentiel… Je vous signale que nous venons d’arrêter vos complices klis, et la terrienne Florane.
En même temps un écran de la télé interne s’éclairait. Ils virent Syrax I, dont ils avaient naturellement reconnu l’organe. Il ricanait, entouré de Syrax II, de plusieurs mâles et de Syrax XIII, la compagne provisoire d’Ysmer, narquoise elle aussi.
On leur montra trois Klis, maîtrisés par leurs propres congénères, les Klis que les Terriennes s’étaient donné tant de mal à apprivoiser.
Éric se mordait les lèvres. Il vit, avec horreur, Syrax I faire un geste. Les trois prisonniers klis furent désintégrés sous ses yeux, par les tubes à rayons armant cosmatelots syrax et cosmatelots klis.
Florane parut, elle aussi échevelée, se débattant.
Elle cria et l’interphone retransmit sa voix :
— Tuez-les ! Tuez-les ! Ces ordures… ces monstres de Syrax… ces…
Syrax I eut un geste, agacé, et Syrax II gifla la Terrienne qui tenta de la mordre. Un Kli la saisit sur ordre, l’attira à lui. Le râle de la malheureuse fut étouffé par la trompe du Kli qui lui donnait le fatal baiser vampirique.
Les Terriens se déchaînèrent. Ils avaient réussi à se procurer quelques armes, mais déjà le poste était envahi par une équipe que menait un des principaux lieutenants de Syrax I.
Éric, Ysmer, Filler et Marts essayèrent de faire face. Mais les Syrax, appuyés par quelques vigoureux Klis, allaient avoir tôt fait de les obliger à céder.
Éric, saisi par deux Klis, traîné devant Syrax I, hurlait :
— Trahis ! On nous a trahis ! Bandes de salopards ! Et il y a un traître parmi nous… Vous nous avez bien eus ! Mais par trahison !…
Syrax I le regardait d’un air férocement ironique.
— Oui, jeune cerveau précieux… Trahi !…
— Qu’importe ! A présent, notre pacte est brisé…
— Vous l’avez brisé vous-même !
— Je m’en fous ! Croyez-vous que j’allais vous laisser le secret des ondes, après l’assassinat de Baslow ?
— Ce secret, nous le possédons désormais !
— Allons donc !
— Vous nous avez tout fourni, avec une bonne volonté à laquelle je veux rendre hommage !
— Vous êtes incapables de vous en servir !
— Illusion, jeune Terrien ! Vos données sont complètes… La sphère prismoïde est en état de fonctionnement… Vous allez périr, vous et les vôtres… Ne vous faites pas de souci pour nous : nous aurons exploité l’immense sapience que vous avez livrée, croyant nous duper… Tout était prévu de votre part : vous emparer du poste de pilotage… vous servir des Klis devenus esclaves de vos Terriennes, confier la direction de l’astronef à votre ami Filler, qui l’a scrupuleusement étudié… Ensuite nous détruire, oui, nous détruire, nous faire détruire par les Klis sur lesquels vous auriez, au bon moment, fait agir les ondes de façon à les déséquilibrer. Nous éliminés, désespérant de regagner votre planète patrie, vous pensiez retourner vous installer sur la planète Eccra, la dernière que nous avons visitée… et dont le peuple, très simple, peu évolué, pouvait à la rigueur vous permettre la survie ! Eh bien, cher Éric Verdin, tout cela est rêverie, fumée…
Éric et ses compagnons écoutaient, atterrés.
— Vous n’êtes même plus utile vous-même, reprit Syrax I. Nos techniciens ont assimilé toutes vos connaissances… Vous pensiez ne rien risquer en nous les livrant. Vous vouliez réparer la sphère, l’utiliser contre nous, puis repartir pour une vie nouvelle sur Eccra. En restant maître du grand secret ! Pauvre naïf !
Les Syrax jubilaient et leurs faciès jaunes étaient distendus de rictus affreux. Même Syrax XIII dont Ysmer détournait les yeux dans sa confusion désespérée.
— Vous serez livrés aux Klis, ces Klis dont vous avez voulu faire vos alliés… Les uns après les autres, comme votre amie Florane…
Filler eut un grondement sourd, mais on le maintenait ferme et il ne put rien faire.
— Voilà comment cela se termine, dit encore Syrax I. Mais j’imagine qu’avant de servir de pâture à nos amis klis, vous serez bien aise de savoir qui, parmi vous, a mené le jeu et nous a si bien renseignés… Le traître, comme vous dites, notre espion qui déjà, incorporé à la race terrienne, travaillait en notre faveur à bord de l’île spatiale A-l, qui dirigeait la boîte noire, nous renseignait, et a fidèlement continué jusqu’ici…
— Son nom ! Son nom ! hurlèrent les Terriens.
Ils se regardaient mutuellement, horrifiés, ayant peur maintenant de découvrir le félon parmi un compagnon estimé ou aimé.
Syrax I distillait le venin de la révélation :
— Et si ce traître était… une traîtresse ?
Un frisson passa sur le groupe. Les hommes regardaient les deux femmes.
Éric regardait Yal-Dan. Karine était muette, livide.
La métisse soutint ce regard, prononça, d’une voix brisée :
— Éric… souviens-toi… Tu ne peux pas croire !…
Syrax I éclata d’un rire insultant :
— Allons ! Vous êtes, j’espère, sur la bonne voie… Je vais donc achever de vous éclairer, pour qu’il n’y ait plus d’équivoque… Le traître, c’est…
Un soubresaut formidable ébranla l’astronef.
Un soubresaut, les Terriens s’en rendirent compte instinctivement, qui rappelait fortement ceux qui avaient causé la perte de l’île spatiale.
En même temps une rumeur étrange montait, emplissant le vaste cockpit. Les Klis présents, lâchant les Terriens qu’ils étaient chargés de maintenir, avançaient brusquement vers les Syrax, tandis qu’autour d’eux commençait une incroyable sarabande d’images fantômes, que la rumeur se faisait tempête, que des cris affreux éclataient un peu partout et que les sous-humains se déchaînaient, dans un délire subit et incompréhensible.